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Défaillances d'entreprises: Les mesures n'absorberont que partiellement la crise...

10 juil. 2020 L'Economiste

Selin Ozyurt, économiste senior chez Euler Hermes: «Nous nous attendons à une augmentation significative des défaillances d'entreprises au Maroc à la deuxième moitié de l'année 2020, comme partout dans le monde...» (Ph. Euler Hermes)

- L'Economiste: La menace qui plane sur les entreprises reste élevée en cette période de crise sanitaire et économique. A quel degré évaluez-vous les dégâts en termes de défaillances d'entreprises et de faillites au Maroc?

- Selin Ozyurt: Les autorités marocaines ont réagi à la crise avec une grande efficacité en proposant rapidement des mesures de soutien budgétaire et monétaire à l'économie. Tout d'abord, du point de vue budgétaire, la mise en place le 15 mars 2020 du Fonds spécial pour la gestion de la pandémie de Covid-19 a permis de parer au plus urgent en termes de soutien aux PMEs. Par ailleurs, le Comité de veille économique a favorisé, en coordination avec Bank Al-Maghrib, la mise en place d'un système de report des échéances bancaires, fiscales et liées aux charges sociales. Sur le plan monétaire, les mesures prises par Bank Al-Maghrib (baisse de taux d'intérêts de 25 pdb et mise en place d'une ligne de crédit aux TPE et PME) étaient dans la bonne direction en vue d'assouplir les conditions de financement en période de crise. Toutefois, compte tenu de l'ampleur inédite du choc économique, ces mesures n'absorberont que partiellement les effets de la crise sur les entreprises marocaines. De ce fait, nous nous attendons à une augmentation significative des défaillances d'entreprises au Maroc à la deuxième moitié de l'année 2020, comme partout dans le monde. Selon nos projections, les défaillances d'entreprises augmenteront de 14% en 2020 (9.600 défaillances supplémentaires) d'année en année et de 10% en 2021 (10.600 défaillances supplémentaires). Bien entendu, ces chiffres sont inquiétants mais demeurent cependant en dessous de ce que nous avions observé pendant la grande crise financière (les défaillances avaient augmenté de 19% en 2007 et encore de 19% en 2008 d'année en année). L'efficacité des mesures gouvernementales actuelles pour limiter le nombre de défaillances d'entreprises et une meilleure situation financière des entreprises marocaines expliquent cette différence.

- Le ralentissement de l'activité s'est accompagné aussi d'une dégradation des délais de paiement. Que faire là aussi?

- Le choc d'activité lié à la Covid qui s'ajoute aux difficultés structurelles pré-existantes au Maroc, risque de détériorer davantage les conditions de paiement au Maroc. En 2018, les délais de paiement clients au Maroc (à 83 jours en moyenne) étaient bien au-dessus de la moyenne mondiale (65 jours). De manière générale, la dégradation des délais de paiement et l'augmentation rapide des incidents de paiements sont des manifestations des crises économiques, comme celle que nous sommes en train de traverser. Pour éviter la survenue des faillites en domino, les politiques publiques ont naturellement un rôle important à jouer. Les prêts de trésoreries garantis par l'Etat, le report des charges ou l'assouplissement des conditions d'accès au crédit bancaire sont parmi les mesures de soutien public à la trésorerie des entreprises.
Du point de vue des entreprises, une bonne gestion de liquidités et de la créance commerciale devient primordiale en période de crise pour éviter que les tensions de liquidité se transforment en situation d'insolvabilité. Les entreprises devraient ainsi assurer une gestion efficace de leurs trésoreries et factures ainsi que concentrer leurs efforts sur le recouvrement optimal des créances (en termes de délais et de coûts). Il faut également veiller à la bonne continuation des relations entre les clients et fournisseurs et à maintenir une bonne réputation pour assurer la reprise de l'activité après la crise. Enfin, souscrire une assurance-crédit avant l'arrivée de la crise est bien sûr un des meilleurs moyens de se prémunir contre le risque d'impayés.

- Quel serait le coût économique de cette crise? Et les secteurs les plus sinistrés?

- Au niveau mondial, nous prévoyons une contraction des échanges commerciaux de -15% en volume en 2020 avec une reprise de +8% en 2021 et + 4,1% en 2022. Les pertes à l'exportation (4,5 trillions de dollars en 2020) révéleront de grandes asymétries entre les pays et les secteurs. Les activités de services mettront beaucoup plus de temps à se redresser (2023 pour les services de voyage et de transport) par rapport au commerce de biens qui vont revenir à leur niveau d'avant la crise d'ici la fin de 2022. Nous prévoyons que les exportations du secteur de l'énergie seront le plus durement touchées (733 milliards de dollars), suivis des métaux (420 milliards USD) et des services de transport à égalité avec les constructeurs automobiles (270 milliards USD). L'économie marocaine est touchée par la crise Covid-19 en particulier par le canal du commerce international. Les perturbations des chaînes de production et d'approvisionnement en intrants ont entravé la production pendant le confinement, en particulier dans le secteur agroalimentaire et manufacturier. Finalement, la baisse des revenus du tourisme (secteur à l'arrêt représentant 8% de l'emploi total) et des transferts des émigrants (-14% en mars, -4,7% T1 2020) ont naturellement freiné les entrées de devises.
Les effets de la diminution de la demande mondiale s'étaient fait déjà sentir au Maroc bien avant la déclaration de l'urgence sanitaire. L'Union européenne est un partenaire majeur pour le Maroc: elle représente plus de 58% des exportations marocaines, 59% du stock d'IDE, 70% des recettes touristiques et 69% des transferts des Marocains résidant à l'étranger. Au vu de ces éléments, le ralentissement de la croissance en Europe (-9% en 2020) affectera profondément l'économie marocaine. En 2020, nous nous attendons à une contraction des exportations marocaines de l'ordre de 15-20%. Les secteurs de l'automobile, de l'aéronautique ainsi que du textile et le cuir seront les plus affectés par la baisse de la demande mondiale. En revanche, les pertes économiques seront plus modérées dans le secteur pharmaceutique, le secteur du Software & IT et dans la distribution alimentaire.

- A votre avis les mesures instaurées par le gouvernement marocain lors de la pandémie Covid-19 sont-elles suffisantes et ont-elles porté leur fruit?

- Tout d'abord, il est important de souligner le sérieux avec lequel la crise sanitaire a été gérée par les autorités marocaines, avec un confinement de la population (couvre-feu généralisé, mesure de distanciation sociale dans les lieux publics, interruption des transports publics...) qui a eu lieu très tôt dans le temps. Ceci représente, nous le savons maintenant, un facteur décisif dans la limitation de la contagion du virus.
Au niveau mondial, il faudrait reconnaître l'ampleur, la rapidité et la diversité des mécanismes de soutien mis en place par les autorités de politique économique et monétaire. Face à la crise Covid-19, les stimulus budgétaires ont été généralement de grande taille (bien plus qu'en 2009) avec bien souvent des garanties de crédit qui visent à préserver le tissu industriel. Les mesures adoptées par les autorités marocaines sont bien en ligne avec ces orientations internationales.
La réaction des autorités a été rapide et les mécanismes de soutien visaient à limiter le nombre de défaillance d'entreprises et à préserver au maximum le tissu économique et social. Les autorités sont également venues à l'aide des plus démunis et aux travailleurs informels. Malgré tous ces mécanismes d'assistance mis en place avec succès, le choc économique va être sévère. Pour assurer une reprise rapide de l'économie, sur le plan intérieur, il est important de poursuivre les mesures de soutien du pouvoir d'achat. Pour relancer l'activité il est également primordial de continuer à investir dans le domaine des infrastructures et aussi dans la digitalisation de l'économie. Ces investissements permettront également de poursuivre la diversification de l'économie par l'expansion du secteur manufacturier. A moyen terme, un autre défi important sera de poursuivre les réformes structurelles visant à améliorer la compétitivité de l'économie, dans un contexte où l'urgence sociale va certainement requérir la mobilisation des ressources financières importantes.

- Comment jugez-vous l'approche des banques et leur programme mis en place?

- Les banques centrales des pays avancés mais aussi des pays émergents comme le Maroc, ont réagi rapidement et efficacement face à cette crise à travers des baisses de taux d'intérêts directeurs, des programmes d'octroi de liquidités et des prêts garantis par l'Etat pour absorber le choc de liquidité. Dans les pays avancés, les programmes d'achats d'actifs de grande ampleur et le relâchement de la réglementation bancaire ont permis d'amortir les tensions de liquidités. Les banques commerciales ont également joué le jeu en relayant les politiques publiques par l'octroi abondant de crédit en période de crise. Toutefois à moyen terme, l'augmentation rapide des créances douteuses à cause des défaillances d'entreprises risque d'affaiblir les bilans des banques.
Face à la détérioration de leurs actifs, les banques pourront commencer à restreindre les conditions de l'octroi de crédit. Ceci aura pour conséquence de peser sur la reprise économique en retardant le redémarrage de l'investissement. De plus, si la fragilisation des bilans des banques se généralisait, il en résulterait un risque systémique mettant en danger la stabilité de tout le système financier au niveau mondial.

- Les institutions de statistiques et de veille doivent-elles revoir leur perception des risques notamment sanitaires?

- La crise Covid-19 a montré que la détection tardive des risques sanitaires pourrait avoir des conséquences économiques désastreuses aussi bien dans les pays en développement que dans les développés. De ce fait, toutes sources de risques devraient faire l'objet d'une prise en compte systématique à la fois dans les statistiques et dans les pronostics des institutions de veille.
Laissez-moi préciser que, ces nouvelles sources de risque ne se cantonnent pas au domaine sanitaire, il faudrait également penser aux risques environnementaux (catastrophes naturelles, changement climatique et transition énergétique) ainsi que technologiques (cyberattaques, digitalisation et accidents industriels).

- Quelles sont les leçons à retenir de cette crise?

- La crise financière mondiale de 2008-2009 provenait essentiellement des problèmes du système financier. La leçon de cette crise avait été de renforcer la réglementation et assainissement de l'intermédiation financière. Une décennie plus tard, alors que d'énormes progrès ont été réalisés pour renforcer la stabilité de notre système financier, la crise Covid-19 a mis au grand jour d'autres sources de vulnérabilités, jusqu'alors sous-estimées, qui sont capables d'ébranler nos systèmes économiques à l'échelle planétaire.
Pour les entreprises, cette crise a montré l'importance de renforcer leur stratégie d'approvisionnement et de production pour mieux gérer et diversifier les risques liés à la dépendance à un seul pays fournisseur et à un nombre limité de clients. Face à cette crise inédite, l'Etat doit aussi se fixer des priorités pour assurer une reprise ambitieuse et faites de principes forts. La crise a révélé que des investissements significatifs sont nécessaires dans les infrastructures, la transition numérique, les énergies vertes, la santé et la protection sociale.

Quelques indicateurs
■ Selon notre scénario central, il faudrait s'attendre à un recul du PIB mondial de l'ordre de -4,7% en 2020.
■ Les dégâts économiques de la crise Covid-19 seront bien plus prononcés que ceux de la crise de 2009 où le PIB mondial n'avaitreculé que de 0,07%.
■ En 2021, il faudrait prévoir un rebond de la croissance de 4,8%.
■ Au Maroc, nous attendons un rebond du PIB de 5% en 2021 (après un recul de -3,9% en 2020).
■ Cette reprise économique sera tirée par la normalisation des récoltes céréalières, le redémarrage des projets d'infrastructures et la reprise progressive de la demande mondiale et de l'activité du tourisme.

Les dégâts économiques

«...A la différence de la grande crise financière, cette fois-ci les secteurs de services vont mettre plus de temps à redémarrer par rapport aux secteurs industriels, et ce, en raison des mesures sanitaires et de distanciation sociale en place. Autrement dit, les économies tournées vers les services tels que le tourisme, l'hôtellerie et la restauration vont se remettre de la crise un peu plus lentement», indique Selin Ozyurt. En ce qui concerne les échanges internationaux, ceux-ci ne devraient pas retrouver le niveau d'avant la crise avant 2023, car les flux internationaux dans le secteur des services resteront plus longtemps affectés.
En 2020, le continent africain entrera en récession pour la première fois en 25 ans, avec une contraction du PIB de -3,1%. «En 2021, nous prévoyons que le PIB rebondira de 4%, avec le soutien de la demande mondiale, de la hausse des prix des matières premières (du pétrole en particulier) et de la reprise progressive de l'activité touristique», souligne l'économiste. En 2020, le PIB se contractera fortement dans les pays exportateurs de pétrole comme le Nigeria (-3%), l'Angola (-4,7%) et l'Algérie (-6,7%). Les restrictions au tourisme affecteront considérablement la croissance en Tunisie (-3,9) et au Maroc (-3,9).
L'Afrique du Sud devrait traverser l'une des plus grandes récessions du continent (-7,8%) en raison d'un choc de demande sans précédent (interne et externe) et de sorties de capitaux. Plus important encore, la crise de Covid-19 mettra la viabilité de la dette en danger dans des pays très endettés comme l'Angola, l'Egypte et la Tunisie.

Les dégâts sociaux de la crise

- Derrière les disparitions d'entreprise, il y a aussi des milliers d'emplois menacés. Faut-il craindre une crise sociale?

- Sur le continent africain, les dégâts sociaux de la crise du Covid-19 ont été particulièrement profonds. De manière générale, les autorités africaines sont confrontées à l'impossibilité de confiner une population qui vit avec des revenus journaliers souvent générés dans le secteur informel où les mesures de distanciation sociales sont difficilement applicables. En dehors de certains pays qui ont appliqué des règles de confinement strictes tels que le Maroc, la Tunisie, l'Algérie, l'Afrique du Sud ou le Sénégal, les Etats africains se sont souvent contentés des mesures préventives comme le port du masque et l'empêchement des rassemblements. Malgré ceci, selon le FMI, les pertes économiques liées au Covid-19 risquent d'effacer près de 10 ans de progrès dans le développement en ramenant le PIB par habitant presque à son niveau de 2010. Suite aux pertes d'emplois et de revenus liées à la crise, près de 40 millions de personnes seraient plongées dans l'extrême pauvreté en 2020 rien qu'en Afrique subsaharienne. Les stigmates de la crise sur le marché de travail vont être graves. A l'instar d'un grand nombre de pays avancés et en développement, nous attendons une augmentation significative du chômage au Maroc en 2020. En mars, le taux du chômage était déjà à 10% et touchait particulièrement les jeunes (27,5%).

A cela se rajoutent les 810.000 employés déclarés à la CNSS en arrêt de travail pendant le confinement, faisant passer temporellement le taux de chômage à 16%. De surcroît, la majorité des emplois perdus s'observent dans le secteur informel (les secteurs de l'agriculture, de la construction et des services) où les revenus sont déjà faibles et la précarité est élevée. Au niveau mondial, la crise du Covid-19 a eu pour conséquences de renforcer le sentiment de l'exclusion et de l'injustice sociale auprès des plus démunis. Sur le continent africain où les filets de protection sociale demeurent faibles, les conséquences socioéconomiques de la crise sont encore plus violentes. L'histoire récente nous a montré que les fractures sociales et le mécontentement de la population pourraient devenir un facteur d'instabilité. Dans un contexte de crise économique, les mouvements de contestations populaires risquent davantage de déboucher à des crises sociales et politiques bien contagieuses. De ce fait, face à la Covid-19, soutenir l'emploi surtout dans le secteur informel et les populations fragiles devient crucial pour préserver le tissu économique et la cohésion sociale.

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